
Il fait si beau.
Elle, attifée comme un sac dans un tablier à fleurs d’un autre âge, le foulard autour du cou et des sachets plastique à chaque bras d’où émergent des objets insolites et pas de première fraicheur, il semble, passe devant notre banc devant les étangs en fête et s’installe sur le bord extrême du banc suivant comme si elle avait peur que quelqu’un veuille la toucher.
Elle dénote un peu parmi les élégants et les robes à dos-nu, on la croirait sortie d’un roman de Simenon, attendant un rancart qui lui livrera une quelconque rançon contre des objets ou secrets volés. Elle ne regarde personne, fixe droit devant elle, s’attarde-t-elle à suivre les silhouettes nombreuses qui déambulent devant elle.
En tout cas, aucun signe de son visage ne témoigne d’une quelconque attention. Elle reste assise comme si elle attendait un tram qui ne vient pas. La gare des trams métallique et moderniste à ciel presque ouvert s’étale à dix mètres et ne s’étendra pas jusqu’à elle.
Ma voisine est une jeune fille brune au visage avenant que j’ai rencontrée dans le quartier lors de la dernière fête des voisins. Eh oui, dans le grand désespoir solitaire des villes, on a instauré cette fête pour qu’une fois par an une porte s’ouvre et que des langues inconnues se délient.
Dans la masse majoritaire des voisins quinquagénaires, cette jeune fille et son groupe d’amis colocataires faisaient tache mais tout compte fait, ils sont bien sympa quoique étant plutôt du genre artistes fauchés. Ce jour-là, pour l’occasion, ils s’étaient douchés, peignés, talqués, ils avaient mis leurs plus beaux atours (à moins que ce soient des costumes de scène – j’ai cru comprendre qu’une des filles était scénographe – je serais curieuse d’aller visiter la garde-robe qu’elle doit conserver au sous-sol).
Alors on a parlé de tout de rien, de culture (ils sont très forts dans ce domaine, musiciens, comédiens, chanteurs, designers et j’en passe) je leur ai montré la photo de mes enfants partis l’un aux States, l’autre en Indonésie.
Ça fait toujours de l’effet quand je dis que je travaille dans une banque et que mes enfants ont des situations dorées sous d’autres latitudes. A vrai dire, pour le doré, je n’en suis pas si sûre : ils n’ont jamais voulu que j’aille les voir prétextant qu’ils étaient trop occupés, que leur emploi leur mange tout leur temps et ne leur en laisse même pas un peu pour fonder une famille, que ce sera dans quelques années ...
Je disais donc que j’avais rencontrée ma jeune voisine devant le glacier C. juste en sortant de mon boulot. Je n’avais pas envie de me retrouver toute seule avec mon chien qui comme à son habitude aurait exigé sa promenade quotidienne en me ramenant sa laisse et en me suppliant du regard. Cette bête m’ennuie vraiment. Quand le père de mes enfants s’est envolé avec une jeunette il y a quelques mois, c’est tout ce qu’il m’a laissé : un chien vieillissant et plaintif. S’il n’était pas parti à quelques centaines de kilomètres, je lui aurais bien ramené son chien porteur de pantoufles (moi je ne supporte pas les pantoufles, surtout celles de mon ex-mari.
Mais je digresse, est-ce déjà un signe avant-coureur de quelque sénilité foudroyante ?
La jeune voisine et moi échangeons des propos banals. Qu’y a-t-il de commun entre nous ?
Pas grand-chose, sans doute. La culture n’est pas mon domaine privilégié (je crois que je vous ai dit que je travaille dans une banque au milieu des chiffres rebelles qu’il faut dompter pour les aligner dans des colonnes bien tracées). La mode, encore moins, il suffit de me regarder, avec mon tailleur proprement coupé, j’ai l’impression de sortir d’une série américaine où je serais avocate au grand cœur défendant un beau séducteur menteur. Que voulez-vous ? Je ne suis pas une femme dentelles alors je la joue femme hommes d’affaires. Pour notre clientèle argentée, ça le fait toujours. Et puis, la fille ne semble pas être un canon de la mode, oui, proprement habillée avec un brin de fantaisie qui accentue son charme latin, elle rayonne au soleil et son sourire vaut bien plus que ses fringues. Les enfants ? Elle n’en a pas et ne semble pas prête à en faire, d’abord pour faire des enfants, il faut avoir les moyens et je crois qu’elle ne les a pas vraiment, cela supposerait arrêter de travailler ou engager une nounou. Pas donné à tout le monde. Les travaux dans le quartier, ah oui, éternel sujet de jérémiades avec les bull qui se mettent à ronronner dès six heures du matin, et les camions qui ramènent des marchandises au milieu de la nuit pour ne pas déranger la circulation ou pour ne pas être dérangés. Oui, ça c’est un sujet preneur qui met à l’unisson toutes les générations confondues.
Et puis, le temps, ce formidable été indien qui a pris le relais de la saison pourrie d’avant l’automne, les gens qui se baladent, qui trompent les dates avec leurs parures estivales. On regarde autour de soi, près des étangs, les fontaines clapotent dans le soleil et les promeneurs se prélassent sur les pelouses sèches. Un chien accroché au socle d’une statue tourne en rond en espérant qu’on ne l’oubliera pas, il se dit : c’est ça une promenade, une liberté circulaire de 3,50 m pendant que son maître sirote une bière (si c’est un homme) ou mange une glace (si c’est une femme) un peu plus loin.
Mon esprit retourne à la femme toujours sur son banc, elle qui m’a inspirée ces quelques lignes d’écriture jetées furtivement sur le clavier.
Elle est toujours là, elle attend le prochain arrivage, la prochaine brocante où elle restera patiemment jusqu’à la fin pour ramasser les derniers rossignols. J’imagine l’entrepôt où elle expose ses innombrables trésors dans un désordre théâtral. Ce n’est pas l’espace qui lui manque. Elle possède dans les beaux quartiers plusieurs immeubles qu’elle loue au prix fort à ceux qui en ont les moyens ou veulent paraître.
Mais son cœur de brocanteuse ne peut se satisfaire de ces revenus facilement gagnés qui tombent chaque mois dans son escarcelle.
Sa vraie vie, son aventure, c’est ici sur ce banc à réfléchir aux prochaines chasses, à son addiction de collectionneuse et à ne parler à personne qu’aux objets tombés sur sa route.