mercredi 26 septembre 2012

Cuisiner les mots

 
 
Tu avais donc si faim
Des mots
Les tortillait, les mâchouillait
Les élastiquait à les briser
Tu dérivais les contraires
Pour qu’ils s’accordent en longues
Files dociles
Puis tu les pesais longuement
Les dérangeais, les secouais

Ils revenaient en arrière
Essayant de se frayer un passage
Malgré ton courroux
Contre ton gré

Epuisé tu laissais
Reposer la pâte
Jusqu’à fermentation du levain
Jusqu’à ce que, fourbus, ils
Acceptent de se laisser mener

Les rangées déblayées
Apparaissaient
Sobres
Et nettes
Percutant les pensées
Délivrant de petits coups de coude
Ou détaillant de grandes griffures

Restait plus qu’à mettre en bouteille
Secouer une dernière fois
bien tasser
Puis ouvrir les poumons de verre
Les laisser vivre à leur guise dirigée

Et lorsqu’on tournait la page
On restait
Étonné
De découvrir ce bel ouvrage
tranchant et touchant.


jeudi 13 septembre 2012

Guérir



Il n’avait pu jamais guérir.
Un cordon ombilical que même le temps et les dispersions n’avaient pu briser.
Trente ans après, il pensait toujours à elle avec la même souffrance.
Il n’avait pu jamais combler ce manque immense.
Il se souvenait à peine de son visage, l’eut-il reconnue s’il l’avait croisée ? Sans doute, non.
Au fur et à mesure les traits dessinés sur la photo qu’il lui avait dérobée s’étaient effacés, laissant seulement des zones plus claires ou plus sombres.
Puis, le feu s’y était mis et avait réduit ces restes en poussière. Tout ce qu’il avait perdu dans l’incendie, ses meubles, ses livres, ses collections, tout cela n’était rien à coté de cet ultime vestige d’elle, la seule chose qu’elle lui avait laissée. 

Elle n’avait jamais voulu lui écrire, elle ne voulait pas laisser de traces. Elle s’était contentée de l’aimer en chair et en os, intensément, follement. Elle ne voulait que prêter son corps mais lui voulait apprivoiser son esprit. Elle restait sur ses gardes, elle savait que l’attrait de l’esprit est le plus dur à détourner, elle ne voulait pas s’engager dans cette voie. Pas encore. Pas maintenant. Ou peut-être, pas avec lui.

Elle le sentait entier, follement épris. Cela lui avait fait peur. Autour d’elle, tant de proches s’étaient détruits au feu de la passion. Ce ne serait pas son cas. Elle donnerait parcimonieusement des bribes d’affection sans trop y croire. 

Elle était partie un jour de septembre et l’automne avait perdu ses couleurs. Les feuilles mordorées qui faisaient de la campagne un spectacle si beau étaient devenues noir et blanc. Elle avait téléphoné à un moment où elle était sûre qu’il n’était pas chez lui. Elle ne voulait pas lui parler pour lui éviter une longue agonie. Elle avait enregistré son message télégraphique sur le répondeur : « Je pars, je t’aime bien, nous sommes trop différents, je ne peux rien faire pour toi. Oublie-moi. »

Rien n’avait laisser présager une fin si tragiquement désespérée pour lui. Comme si la mort avait fauché toute son énergie de vivre. Il avait perdu son fluide de vie, son soleil. 
Il retrouva son ancienne routine, celle d’avant elle. En espérant un miracle qui ferait tourner les aiguilles du temps à l’envers.
Rien n’avait pu cautériser cette plaie ouverte et pourtant invisible. Sa faculté de souffrir s’était focalisée sur cette absence et les épreuves qu’il avait rencontrées par la suite lui étaient presque étrangères, indifférentes.
Il avait voulu s’échapper de ce carcan qui ne lui permettait pas de voir la réalité sous un angle objectif, dénigrant ses rencontres de passage et entretenant sa solitude comme un feu assoupi qu’il faut réveiller. Il se forçait …

Alors il parcourut le monde dès que son emploi du temps lui donnait quelque disponibilité, il n’avait pas de famille hormis la famille virtuelle qu’il aurait voulu constituer avec elle.
Il s’installa sur le divan du psy, lui raconta ses déboires face à ce silence angoissant ; il étudia la guérison des blessures intérieures avec Daniel Maurin ; il explora les couloirs de la sophrologie ; il se plongea sans angoisse dans le monde flouté de l’hypnose et puis, un jour, il découvrit le chamanisme: il fallait qu’il aille au cœur de cette culture.
Il partit pour l’Amazonie, explora plusieurs centres de chamanisme pour finalement s’installer pour un temps in déterminé à Espiritu …Il parla avec le chamane, longuement, sous le couvert d’une traductrice, presque une enfant, il parla de ses trente ans de vie au ralenti, de cet oubli qu’il n’était jamais parvenu à atteindre.

Quand je l’ai rencontré, il était toujours là-bas, ses compagnons du shamanic tour avaient depuis longtemps quitté le centre, il commençait à peine à se remettre de ses fissures, il avait demandé un congé sans solde, à durée indéterminée. Ses employeurs de l’Europe lointaine n’avaient même pas répondu. Il était prêt à puiser dans ses économies jusqu’au dernier euro.

Il l’avait entr’aperçue lors d’une cérémonie de l’ayahuesca. Elvira pour la première fois depuis trente ans lui avait parlé, il pouvait presque la toucher, il n’en avait nulle envie, de peur qu’elle s’échappât, il avait enfin osé prononcer son nom
« Bonjour Heinz »
« Bonjour Elvira »
« Tu es venu si loin pour me retrouver et je suis là
Il faut que tu fasses ton deuil de moi
Je vis dans un autre monde
Je n’ai jamais pu admettre d’être engoncée dans le tien »

« Pourquoi ne m’as-tu parlé alors ?
J’aurais compris »

« Non, tu ne me voyais pas telle que j’étais
J’étais incapable de m’attacher à un homme
J’avais trop souffert
Je n’en ai jamais parlé à personne
Si tu m’avais vue telle que j’étais, dévastée
Tu n’aurais plus pu m’aimer
J’aurais été une souffrance supplémentaire, bien plus que celle que tu as ressentie
Lorsque j’ai disparu sans prévenir ».

Alors Elvira sourit et lui tendit la main, il la serra sans frémir, sans verser une larme et pour la première fois, il éprouva en pensant à elle, une douce sérénité.

Sous l’effet de la drogue, dans la cabane perdue au milieu de la jungle, cette nuit-là, il dormit sans rêve ni cauchemar.