lundi 21 mai 2012

L'homme qui écrit


Tous les jours, presqu’à la même heure, je rencontre un homme, toujours le même. J’en rencontre d’autres aussi mais ceux-là ne m’intéressent pas, c’est lui que je regarde. Il n’a d’attention pour personne, le nez constamment fourré dans une pile d’A4 qu’il triture avec énergie avant de lancer des signes nerveux sur la feuille blanche, pas nécessairement la première, sur une feuille blanche ou à moitié blanche. Alors, le monde qui n’existait déjà pas pour lui cesse encore plus d’exister. Il entre dans une espèce de transe dont rien ne semble pouvoir le faire sortir.

Oh, ce n’est pas moi qui la première ai compris son manège, mes petites voisines, collégiennes délurées, assises près de moi, parlaient du maniaque au stylo avec force gestes et mimiques.  Alors j’ai détourné la tête pour découvrir où était l’objet de leur attention, c’est ainsi que je l’ai aperçu pour la première fois, collé à la vitre du métro avec sa pile devant lui et mâchouillant nerveusement son stylo et tout de suite il m’a intriguée. Avait-il oublié de prendre son petit déjeuner ? Avait-il des copies à corriger avant la classe ?
Non, il ne semble pas avoir le profil de l’enseignant et croyez-moi si vous voulez, je suis experte dans l’art de découvrir les histoires des autres. C’est un jeu auquel je m’exerçais ferme au temps insouciant de l’adolescence et mes potes étaient éberlués par ma clairvoyance.
Bien sûr depuis, j’ai un peu perdu la main.

Alors cet homme, j’essaie de comprendre sa frénésie. Est-il écrivain, journaliste, chroniqueur, marchand de tapis faisant ses comptes ou ?
Pas le moindre indice si ce n’est la couleur de son écharpe, bleu roi ou ses cheveux poivre et sel en bataille avec le peigne semble-t-il !
Malgré les affluences, malgré les bousculades, il arrive toujours à se frayer un passage et à trouver une place comme réservée contre la vitre du métro, il trouve toujours une tablette où poser ses outils, un coin où aiguiser sa plume Parfois sur ses lèvres, l’ébauche d’un sourire qui disparaît au profit d’un front redevenu réfléchi. Preuve qu’il est encore vivant et capable d’expressions !

J’aimerais capter son regard pour comprendre la fièvre qui le taraude ici dans les rames surpeuplées, surchauffées.
J’aimerais m’approcher et jeter un œil par-dessus son épaule. Mais je n’ose. Comme si une onde concentrique le maintenait en dehors de tout, une barrière insurmontable.
A force de le regarder, il est devenu partie de mon décor. Son absence m’inquiète. Je l’imagine malade ou parti en voyage sans espoir de retour.
Je lui façonne une vie à hauteur de mes illusions. Je m’imagine la couleur de ses yeux derrière les paupières constamment baissées. J’entends sa voix belle et caressante, avec le rauque d’un ancien fumeur trahi par le bout des doigts jaunis. Je l’imagine sourire à quelqu’un d’autre qu’à lui-même, relever enfin les yeux…

Un jour, il faudra que je fasse le pas.
Mais comment s’affranchir face à un robot-scripteur imperméable aux sons, au chaud, au froid, aux bavardages intempestifs, à la moiteur transpirante des corps presque collés dans ce bouillon de culture citadin ?

Un jour, je trébucherais sur ses genoux, froisserais ses feuillets, ferais tomber son stylo bleu.
Et lui n’aurait plus rien d’autre à faire qu’à capter mon regard ; avec mon corps, je ferais écran au monde dont il ne fait pas partie.
Un jour moi aussi, je lui écrirais sans savoir que lui dire.
Il devra bien revenir sur terre et me voir à son tour.

un lien proposé par Francis :
http://youtu.be/tOBvD161JUA

4 commentaires:

  1. Merci Saravati, je reviens te lire demain !
    Bonne suit à toi !

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  2. La vue, la vie de l'autre intrigue et fait rêver. Exercice bien mené, Saravati ! Nous raconteras-tu la suite, quand tu auras trébuché "sur ses genoux" froissé "ses feuilles" ?
    Belle journée à toi !

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  3. Dans tous les cas ce n 'est pas un voyageur " normal " ... :),c'est à ma fois rassurant et très riche en enseignement sur l'impact du " hors norme " sur la gente féminine :-)

    http://youtu.be/tOBvD161JUA

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  4. @ Fifi
    oh, tu sais, mes histoires ne sont jamais qu'un souffle du vent, vite arrivé, vite reparti ...un peu comme les rêves :-)

    @ Francis
    Pas normal, tu dis mais pour le savoir il faut l'approcher et ça n'a pas l'air d'être une mince affaire :-)
    Rassurant ? Pour les personnages hors normes ? Je me demande s'il ne faut pas être un peu "hors norme" pour être attiré par le "hors norme" ...à moins que l'attirance des contraires ...
    Meric pour le lien, je vais l'intégrer dans mon billet. Quand reviendras-tu nous faire découvrir d'autres chansons ?

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