Un cordon ombilical que même le temps et
les dispersions n’avaient pu briser.
Trente ans après, il pensait toujours à
elle avec la même souffrance.
Il n’avait pu jamais combler ce manque
immense.
Il se souvenait à peine de son visage,
l’eut-il reconnue s’il l’avait croisée ? Sans doute, non.
Au fur et à mesure les traits dessinés sur
la photo qu’il lui avait dérobée s’étaient effacés, laissant seulement des
zones plus claires ou plus sombres.
Puis, le feu s’y était mis et avait réduit
ces restes en poussière. Tout ce qu’il avait perdu dans l’incendie, ses
meubles, ses livres, ses collections, tout cela n’était rien à coté de cet
ultime vestige d’elle, la seule chose qu’elle lui avait laissée.
Elle n’avait
jamais voulu lui écrire, elle ne voulait pas laisser de traces. Elle s’était
contentée de l’aimer en chair et en os, intensément, follement. Elle ne voulait
que prêter son corps mais lui voulait apprivoiser son esprit. Elle restait sur
ses gardes, elle savait que l’attrait de l’esprit est le plus dur à détourner,
elle ne voulait pas s’engager dans cette voie. Pas encore. Pas maintenant. Ou
peut-être, pas avec lui.
Elle le sentait entier, follement épris.
Cela lui avait fait peur. Autour d’elle, tant de proches s’étaient détruits au
feu de la passion. Ce ne serait pas son cas. Elle donnerait parcimonieusement
des bribes d’affection sans trop y croire.
Elle était partie un jour de
septembre et l’automne avait perdu ses couleurs. Les feuilles mordorées qui
faisaient de la campagne un spectacle si beau étaient devenues noir et blanc.
Elle avait téléphoné à un moment où elle était sûre qu’il n’était pas chez lui. Elle ne
voulait pas lui parler pour lui éviter une longue agonie. Elle avait enregistré
son message télégraphique sur le répondeur : « Je pars, je t’aime
bien, nous sommes trop différents, je ne peux rien faire pour toi. Oublie-moi. »
Rien n’avait laisser présager une fin si
tragiquement désespérée pour lui. Comme si la mort avait fauché toute son
énergie de vivre. Il avait perdu son fluide de vie, son soleil.
Il retrouva son
ancienne routine, celle d’avant elle. En espérant un miracle qui ferait tourner
les aiguilles du temps à l’envers.
Rien n’avait pu cautériser cette plaie
ouverte et pourtant invisible. Sa faculté de souffrir s’était focalisée sur
cette absence et les épreuves qu’il avait rencontrées par la suite lui étaient
presque étrangères, indifférentes.
Il avait voulu s’échapper de ce carcan qui
ne lui permettait pas de voir la réalité sous un angle objectif, dénigrant ses
rencontres de passage et entretenant sa solitude comme un feu assoupi qu’il
faut réveiller. Il se forçait …
Alors il parcourut le monde dès que son
emploi du temps lui donnait quelque disponibilité, il n’avait pas de famille
hormis la famille virtuelle qu’il aurait voulu constituer avec elle.
Il s’installa sur le divan du psy, lui
raconta ses déboires face à ce silence angoissant ; il étudia la guérison des
blessures intérieures avec Daniel Maurin ; il explora les couloirs de la sophrologie ;
il se plongea sans angoisse dans le monde flouté de l’hypnose et puis, un jour,
il découvrit le chamanisme: il fallait qu’il aille au cœur de cette
culture.
Il partit pour l’Amazonie, explora plusieurs centres de
chamanisme pour finalement s’installer pour un temps in déterminé à Espiritu
…Il parla avec le chamane, longuement, sous le couvert d’une traductrice,
presque une enfant, il parla de ses trente ans de vie au ralenti, de cet oubli
qu’il n’était jamais parvenu à atteindre.
Quand je l’ai rencontré, il était toujours
là-bas, ses compagnons du shamanic tour avaient depuis longtemps quitté le
centre, il commençait à peine à se remettre de ses fissures, il avait demandé
un congé sans solde, à durée indéterminée. Ses employeurs de l’Europe lointaine
n’avaient même pas répondu. Il était prêt à puiser dans ses économies jusqu’au
dernier euro.
Il l’avait entr’aperçue lors d’une
cérémonie de l’ayahuesca. Elvira pour la première fois depuis trente ans lui
avait parlé, il pouvait presque la toucher, il n’en avait nulle envie, de peur
qu’elle s’échappât, il avait enfin osé prononcer son nom
« Bonjour Heinz »
« Bonjour Elvira »
« Tu es venu si loin pour me retrouver
et je suis là
Il faut que tu fasses ton deuil de moi
Je vis dans un autre monde
Je n’ai jamais pu admettre d’être engoncée
dans le tien »
« Pourquoi ne m’as-tu parlé alors ?
J’aurais compris »
« Non, tu ne me voyais pas telle que
j’étais
J’étais incapable de m’attacher à un homme
J’avais trop souffert
Je n’en ai jamais parlé à personne
Si tu m’avais vue telle que j’étais,
dévastée
Tu n’aurais plus pu m’aimer
J’aurais été une souffrance supplémentaire,
bien plus que celle que tu as ressentie
Lorsque j’ai disparu sans prévenir ».
Alors Elvira sourit et lui tendit la main,
il la serra sans frémir, sans verser une larme et pour la première fois, il
éprouva en pensant à elle, une douce sérénité.
Sous l’effet de la drogue, dans la cabane
perdue au milieu de la jungle, cette nuit-là, il dormit sans rêve ni cauchemar.