samedi 14 août 2010

Rester de bois - dans la série "angles"







Il m’avait écrit : « Je sais que tu penses que j’ai eu tort de m’exiler, pardonne-moi de ne pas t’avoir écouté, mais je n’ai trouvé nulle part l’endroit qui m’était destiné. Je suis malade, je voudrais que tu t’occupes un peu de lui, tu le trouveras dans le jardin du château de K. »


Quand son père était mort, plus rien ne l’attachait à ce petit village où il avait à la fois beaucoup souffert et beaucoup ri.
Son physique ingrat d’abord qui faisait qu’on ne le prenait jamais au sérieux et puis la métamorphose due paraît-il à un arrivage d’un train de sagesse dans son esprit fantaisiste.
Alors aux quolibets avait succédé une sorte d’envie voire de jalousie : pour quelle raison ce fils de manant avait-il trouvé une protection providentielle et quels avaient été ses véritables mérites pour qu’il devienne un enfant vif et séduisant ?

Sinon, rien d’autre que son aspect n’avait changé. Un peu plus de confort peut-être, conséquence de la curiosité populaire qui avait amené dans l’atelier du père une affluence subite de commandes. A croire que le village entier voulait changer de meubles, élargir son lit, raccourcir une table, décorer une chaise.

Le fils n’était pas assidu à l’école, il n’avait jamais eu de motivation pour étudier. Le père surchargé, accepta qu’il l’aide à l’atelier. Aider était un bien grand mot car le fils rêvait plus aux alouettes qu’il ne caressait le bois. Il voulait partir, dans le nord, disait-il, là où l’on trouve les plus belles essences de bois, là où la lumière scande bien le rythme des saisons, la claire et la sombre.

La protection providentielle qui s’était matérialisée sous les traits d’une femme vieillissante, ne put en rien l’influencer, il avait bien gardé sa tête de bois.

Son père mourut de chagrin et d’épuisement, rien n’avait donc changé si ce n’est que la pauvreté avait disparu.

Alors il ferma boutique, rassembla le joli pécule que son père avait amassé pour lui et partit à l’aventure.

Pendant des années, je n’eus pas de nouvelles de lui ; et puis, un jour, cette lettre qui arriva à mon adresse, il me connaissait bien, il savait à quel point j’étais attaché à ma maison, à ma famille et que je resterai collé dans ce petit coin de campagne.
Il avait couru partout, à la recherche de ses véritables origines, il avait vieilli précocement, il avait rencontré la femme de ses rêves, une belle jeune fille blonde qui vendait des allumettes et des crayons, il lui avait parlé de ses aventures en les embellissant un peu à son avantage, de ses projets en faisant appel à son sens de l’impro.

Elle s’était laissée séduire, avait cru aux belles paroles, aux projets fous et puis ils avaient eu un enfant. Cela finit aussi vite car elle mourut en couches effrayée par le petit être insolite à peine sorti de son ventre et qui semblait vouloir renoncer lui aussi à une vie pas encore ébauchée.

Alors pour la première fois depuis des années, il pria, oh, pas le ciel, ni un dieu, il se souvint de la fée, sa protectrice providentielle qui lui avait permis autrefois de rebrousser le cours de son destin. Et dans ce pays où les fées aussi se rident, la fée l’entendit et comme autrefois, l’accabla de remontrances tout en sachant que cela ne pouvait atteindre la fibre profonde de son cœur. « Ton fils vivra à condition qu’il reste constamment attaché à la terre »
Et le fils par je ne sais quel miracle de la magie devint partie intégrante de ce jardin dans le château de K, juste au bord de la mer.

J’ai retrouvé cet arbre au faciès humain et il m’a chuchoté son histoire. Il m’a parlé des mensonges qui avaient émaillé la vie de ses aïeuls, de ce morceau de bois venu on ne sait d’où transformé par un père en mal d’enfant, de cet enfant qui tenait tant à sa liberté au point de se maudire, de cet espoir avorté de changement, de l’abandon, de la fuite et d’un amour basé sur une confiance imméritée, de la mort de sa mère qu’il n’avait pas connue et de l’exil de son père dans un monde mental inaccessible.

Il m’a parlé aussi de sa précarité, de la remise en question constante de son existence au milieu de ce jardin, présence inopportune sur le sentier qui mène à la mer
De toutes les fois qu’on a apposé sur son tronc la marque blanche criminelle et de toutes les fois où elle a disparu
De ces bûcherons venus pour l’achever et qui au moment fatidique tombaient malades, de ces scies qui refusaient de répondre et de l’orage qui clamait soudain sa colère.

Alors d’un geste tendre, j’ai posé ma main sur ce tronc mal aimé et j’ai caressé longuement le fils de Pinocchio et de la petite fille aux allumettes.



Ce texte a d'abord été publié dans son entièreté dans "Des Millions de mots"

3 commentaires:

  1. Il faudrait vraiment avoir le cœur glacé pour rester insensible à la lecture d'une histoire si tendre et touchante. Merci pour le partage.

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  2. Le chateau de K est purement imaginaire ou bien il existe réellement?
    Bon dimanche.

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  3. @ Claire
    Merci infiniment de partager cette lecture et d'y être sensible !

    @ Patrick
    Oui, il existe vraiment ce château suédois de Kalmar où j'ai pris cette photo et bien d'autres dans les jardins avoisinants.

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